L’art des choix
Meanwhile, the office part of the job seemed also to have narrow horizons—ironically, nothing like what a museum guard enjoys. My colleagues and I have cobbled together systems such that I didn’t always have forty hours of work to do in a week, but by the customs of the modern office, there I sat. Also by custom, I couldn’t open a book at my desk, or take a head-clearing walk, but it was just expected that I’d waste hours clicking around on the Internet, learning how to not read books.
— Patrick Bringley, All the Beauty in the World, Vintage, 2024.
Les meilleurs musées ont souvent les meilleurs gardiens1. Je me souviens encore de ce planton entre deux âges, vêtu d’un uniforme qui aurait été mal taillé s’il n’avait été trop grand, qui nous avait suivis (ou plutôt précédés) du musée lapidaire au musée Calvet en passant par le Petit Palais. Entre Noël et le jour de l’an, il n’y avait pas grand monde en Avignon, mais j’aime croire qu’il aurait été capable de nous repérer en plein festival.
En remontant d’un pas nonchalant les couloirs déserts de l’hôtel de Villeneuve-Martignan, le gardien s’était fait guide, mais un guide qui connaitrait son affaire, pas comme ces étudiants qui viennent exercer leur “talent” de « médiateur » le temps d’une saison. « Nous avons la plus grande collection de Soutine en dehors de Paris », avait-il dit avant de nous laisser admirer La raie et le Paysage de Vence, en insistant sur le « nous » qui montrait sa fierté du service public.
Autant dire que le Met’ a beaucoup perdu en laissant Patrick Bringley abandonner son poste pour écrire ses mémoires. All the Beauty in the World est un livre touchant et évocateur, qui s’intéresse autant aux visiteurs qu’aux œuvres, parce que l’on ne peut faire un musée sans les uns ni les autres. J’en ai presque — presque — envie de m’envoler pour New York.
Elle s’était engouffrée dans le taxi, lourde de schnitzel et de regrets.
— Camille de Peretti, L’inconnue du portrait, Calmann-Lévy, 2024.
Je n’aime rien mieux qu’un zeugme bien senti, mais celui-ci m’a fait exploser de rire au beau milieu du tramway. Cela doit expliquer pourquoi L’inconnue du portrait a gagné le prix de la Maison de la presse plutôt que le Goncourt, quoique les récents lauréats du Goncourt ne soient pas exactement des chefs-d’œuvre de la littérature française. Mais alors que j’ai abandonné Les Yeux de Mona avant les cinquante pages règlementaires, mieux vaut ne rien lire plutôt que ces vagues régurgitations de fiches Wikipédia entrecoupées de mièvreries censées faire pleurer dans les chaumières nourries aux plats surgelés et aux films de TF1, Camille de Peretti a su me retenir.
Son écriture est par trop fleurie, du parfum capiteux des lis flétris et des poires blettes, mais jamais complètement caricaturale. L’autrice réécrit les péripéties du Portrait d’une dame, fameux repeint du Portrait d’une jeune dame, en évacuant élégamment Klimt, dont la présence historique serait étouffante. Ne reste que la fiction familiale, plus complexe qu’il n’y parait de prime abord, qui donnerait presque — presque — envie de se perdre dans les ruelles de Vienne.
Dans l’un et l’autre cas la relation s’établit dans les deux sens. Pour ceux qui viennent avant nous, nous pouvons dire que nous avons été engendrés par eux, puisque nous leur devons d’une certaine manière d’exister, mais qu’ils nous doivent, dans le même temps, d’être encore présents, par le supplément de vie que nous leur donnons.
Il en va de même avec les survenants, qui sont également privés d’existence, non pour l’avoir perdue, comme nos prédécesseurs, mais pour ne pas l’avoir encore reçue. Nous sommes d’abord en dette avec eux, puisque c’est de leur œuvre future — au moins à titre de possibilité imaginaire — que se nourrit notre création, et nous occupons à ce titre, vis-à-vis d’eux, la place d’un enfant dépendant de ses parents.
Mais ils ont aussi, à l’inverse, besoin de nous pour vivre, puisque c’est grâce à ce que nous pressentons de leur œuvre à venir et à la manière dont nous avons commencé à en accueillir en nous la possibilité qu’ils peuvent espérer un jour se frayer un chemin vers l’existence et être pleinement reconnus.
Ainsi se forge, entre les vivants et ces êtres à venir, seuls à même de comprendre ce que nous inventons, un dialogue incertain unissant l’existant et l’incréé. Dialogue qui est au cœur de la création littéraire, dans son tâtonnement vers ce que le langage porte en puissance, mais qui ne peut pleinement advenir que l’invention d’une communication avec les écrivains futurs, chargés de le prendre en charge.
— Pierre Bayard, Le plagiat par anticipation, Les éditions de minuit, 2009.
Le plagiat par anticipation est un hommage gauche à l’Oulipo, une caricature grossière de l’œuvre de Borges, une trahison éhontée des idées de Valéry. Cinq étoiles. Pierre Bayard est un personnage farfelu, c’est-à-dire sérieux, et d’autant plus sérieux qu’il est farfelu. Le canon littéraire ne dit rien de la qualité des œuvres sélectionnées, mais tout des défauts des lecteurs (et surtout des non-lecteurs) des œuvres en question. Le plagiat par anticipation est une nécessité, parce que les seuls écrits qui restent sont ceux qui correspondent à nos paroles qui s’envolent.
Pierre Bayard est sérieux donc, parce qu’il faut connaitre son sujet sur le bout des doigts pour s’en moquer avec justesse, mais jamais studieux, un trait de caractère qui semble étranger aux professeurs de l’université Paris 8. Et pourtant ! Le plagiat par anticipation est un livre d’une grande érudition, une fiction scientifique ponctuée de notes et conclue par un lexique, à laquelle il ne manque qu’une bibliographie exhaustive. Cela me donnerait presque — presque — envie de lire les autres ouvrages de Bayard.
- Bien que le néoparler libéral en ait fait des « chargés d’accueil et de surveillance du patrimoine », inhumains qui doivent préserver les objets — et donc le capital — des animaux lâchés dans les galeries. ↩︎