Coule la sienne
Sans doute est-ce là l’ambition de toute retrouvaille : pas seulement reconnaître et être reconnu, mais aussi se voir offrir un compte rendu précis de tout ce qui s’est passé depuis la dernière rencontre. Par conséquent, ce qui se cache derrière le manque et la nostalgie est certainement ce besoin de tout savoir. C’est comme si di Paolo pensait que l’enfer véritable ne se trouvait pas dans les flammes mais là où ceux dont nous avons été le plus proches ne nous reconnaissent pas. Nous voulons qu’ils nous voient. Et nous voulons en retour redécouvrir la puissance de notre capacité à nous souvenir, et accéder enfin à la consolation qu’offre le passage de l’intention à l’expression, du sentiment contenu à sa forme extérieure. Le tableau comprend cela. Il sait que ce que nous désirons le plus, plus encore que le paradis, c’est être reconnu. Peu importe la transformation ou transfiguration subie dans le passage de la vie à la mort, nous espérons que quelque chose de nous subsistera et demeurera perceptible par ceux que nous avons tant aimés. Peut-être toute l’histoire de l’art relève-t-elle de cette ambition : chaque livre, chaque tableau, chaque symphonie serait alors une tentative de faire le récit fidèle de tout ce qui nous concerne.
— Hisham Matar, Un mois à Sienne, Gallimard, 2023 (2021), pp. 138-139.
Je ne regretterai jamais de passer mes vacances enfermé dans des musées. D’abord parce que cela m’évite de prendre une perche à selfie dans la tronche parce que j’ai eu l’outrecuidance de vouloir traverser la foule de touristes tassés comme des maquereaux à la nage autour d’une curiosité “instagrammable”. Ensuite parce que bien souvent, les musées disent plus d’une ville que la ville elle-même, ce sont sa mémoire en même temps que son miroir. Le musée d’archéologie et d’histoire du Carré Plantagenêt révèle les anfractuosités dans lesquelles se cache l’âme du Mans, qui n’est pas que la cité des rillettes, tout comme le musée savoisien permet de comprendre la désinvolture désappointée de la cité des Ducs, capitale d’un département qui se veut faire aussi gros qu’un pays. Le musée du Louvre est l’exception (on peut s’y prendre une perche à selfie dans la tronche) qui confirme la règle (rien ne résume mieux ma ville natale que la déception sur le visage des pigeons qui ont déboursé 22 € — vingt-deux euros ! — pour avoir l’insigne privilège de “voir” une croute derrière une vitre en se faisant houspiller par un vigile aimable comme un serveur).
Hisham Matar a passé un mois dans les musées siennois après avoir achevé le manuscrit de La terre qui les sépare. À quoi bon observer les gens passer sur la piazza del Campo quand on peut comprendre ce qui les anime en s’agenouillant devant La Maestà de Duccio di Buoninsegna, en tremblant devant l’Allégorie et les effets du bon et du mauvais gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti, en s’étonnant de la couleur des œuvres de Sano di Pietro ?
Lorsque l’on vient et revient voir un tableau comme l’on viendrait voir et revoir un vieil ami, le canevas engage un dialogue par-delà la mort, comme aurait pu le faire la tombe dont le père de Matar a été privé. « C’est une chose de se pencher sur l’intimité particulière d’une seule tombe, c’en est une autre d’apercevoir l’appétit insatiable de la mort », dit l’auteur en traversant un cimetière, mais il aurait pu l’écrire en traversant un musée :
Le nombre des défunts dépasse de loin celui des vivants. Le présent est la bordure dorée d’une étoffe noire. Quel scandale, d’être en vie, me suis-je dit. Cela m’a rempli d’enthousiasme et d’une sombre fierté pour l’humanité, pour notre courage, notre héroïsme face aux preuves indéniables que la vie ne peut être préservée, que peu importe l’amure que nous choisissons, tout est voué à mourir.
— Hisham Matar, Un mois à Sienne, Gallimard, 2023 (2021), p. 66.
Tout est voué à mourir, mais les musées retardent le retour des toiles à la poussière, prolongent ce délicieux scandale qui nous maintient en vie. Matar fait son deuil parmi les morts, parce qu’ils nous ont donné l’art, c’est-à-dire la vie. Les musées sont de joyeux cimetières.
De l’eau en bas, de l’eau d’en haut, plouf c’est les JO.