Un détail d’un container décrépi.
Villeurbanne, septembre 2024.

Ne plus être jeune

Porto (Portugal), le
Comme tout s’évanouit promptement : les corps eux-mêmes dans le monde, et leur souvenir dans la durée ! Tels sont tous les objets sensibles, et particulièrement ceux qui nous amorcent par l’appât du plaisir, qui nous effraient par l’idée de la douleur, ou bien qui nous font jeter des cris d’orgueil. Que tout cela est vil, méprisable, abject, putride et mort, aux yeux de la raison qui peut s’en rendre compte ! Que sont donc ceux dont l’opinion et la voix donnent la célébrité ? Qu’est-ce que mourir ? Si l’on envisage la mort en elle-même, et si, divisant sa notion, on en écarte les fantômes dont elle s’est revêtue, il ne restera plus autre chose à penser, sinon qu’elle est une action naturelle. Or celui qui redoute une action naturelle est un enfant. La mort pourtant n’est pas uniquement une action naturelle, mais c’est encore une œuvre utile à la nature.

— Marc Aurèle (trad. Mario Meunier), Pensées pour moi-même (II, XII), Paris, Flammarion, 1992.

Comme j’ai atteint la moitié de mon espérance de vie à la naissance, on vit à peine que l’on meure déjà, je ne peux plus dire que je suis jeune, mais je ne peux pas (encore) dire que je suis vieux. Personne ne vous prépare à l’apparition des premiers signes de blanchiment de votre barbe, et c’est bien dommage, cela pourrait peut-être éviter quelques « crises de la quarantaine ».


Rejette donc tout le reste et ne t’attache qu’à ces quelques préceptes. Mais souviens-toi aussi que chacun ne vit que le moment présent, et que ce moment ne dure qu’un instant ; le reste, il a été vécu ou est dans l’incertain. Petit est donc le temps que chacun vit ; petit est le coin de la terre où il le vit, et petite aussi, même la plus durable, est la gloire posthume ; elle ne tient qu’à la succession de ces petits hommes qui mourront très vite, sans se connaitre eux-mêmes, bien loin de connaitre celui qui mourut longtemps avant eux.

— Marc Aurèle (trad. Mario Meunier), Pensées pour moi-même (III, X), Paris, Flammarion, 1992.

Mon genou gauche grince lorsque je me lève un matin pluvieux, je ne pensais pas devenir un hygromètre ambulant, et crie lorsque je marche des marathons sans me reposer, je ne pensais pas devoir acheter un maintien de compression. Mes mains ne veulent plus tout à fait se déplier, c’est idéal pour maintenir une parfaite position dactylographique, et mes doigts refusent parfois de se plier, c’est embêtant pour tenir un stylo-plume. Deux rides barrent mon front, on dirait mon grand-père, sous lequel mijote toujours une migraine, on dirait ma grand-mère. Je ne vois pratiquement rien de l’œil droit, mais c’est comme ça depuis que je suis tout petit, sauf les mouches qui y flottent, et ça va empirer en vieillissant. Je ne suis plus capable de dormir d’une traite sans devoir aller pisser, la ville est tellement calme au cœur de la nuit, et je n’ai plus besoin de réveil pour sortir du lit avant 6 h 45, j’aime tant voir les fenêtres des voisins s’allumer.


Tu as subsisté comme partie du Tout. Tu disparaitras dans ce qui t’a produit, ou plutôt, tu seras repris, par transformation, dans sa raison génératrice.

— Marc Aurèle (trad. Mario Meunier), Pensées pour moi-même (IV, XIV), Paris, Flammarion, 1992.

J’ai renouvelé la plupart de mes noms de domaines pour dix ans. Une manière de défier l’entropie, peut-être, une manière de prendre date avec moi-même, surtout. Même jour, même heure, même pomme. Il me reste encore une dent de lait après l’extraction de mes dernières dents de sagesse, je suppose que cela veut dire quelque chose, mais quoi ?


Souviens-toi de la substance totale, dont tu participes pour une minime part ; de la durée totale, dont un court et infime intervalle t’a été assigné ; de la destinée, dont tu es quelle faible part !

— Marc Aurèle (trad. Mario Meunier), Pensées pour moi-même (III, X), Paris, Flammarion, 1992.

C’est le paradoxe de la vie : je peux enfin tirer parti de l’expérience que j’ai accumulée avec un esprit affuté comme jamais, au point que je guette maintenant les premiers signes d’un déclin inéluctable, mais mon corps ne permet plus toujours d’en profiter, pour autant qu’il en ait été un jour capable. Je sais éviter les obstacles, mais je ne peux plus courir. Tant pis, tant mieux, j’ai toujours préféré marcher.